Il est dix-huit heures et des poussières. J’ai soif. J’ai toujours terriblement soif.

À cette heure-là, les gigolos du neuf à cinq sont rentrés peinards dans leur cocon où leurs greluches fardées les accueillent avec le souper congelé frais sorti du four à microonde. La progéniture hyperactive contaminée par les mille microbes du jardin d’enfants s’empiffre de sucre et tournera en rond jusqu’à l’heure du dodo.

Ici, les solitaires, les esseulés et les épaves humaines accaparent le bar et le bol d’arachides. Les écrans de la loterie vidéo illuminent les coins sombres. Les affreux joueurs compulsifs se calent sur un tabouret pour observer les icônes de leur rêve tournoyer en espérant qu’elles s’aligneront enfin et que la mélodie du bonheur des riches se fera entendre. Hélas, ils sirotent une bière tiède tandis que s’affichent les symboles de leur endettement exponentiel. Il y a aussi les veuves de bourreaux de travail et les cocus qui s’échangent des bulletins météo ou des prévisions politiques comme des sucreries de l’esprit.

C’est dans ce brouhaha habituel que je me glisse ce vendredi soir. Je cherche un tabouret libre devant Madeleine, la barmaid aux poignets idéals pour concocter un martini à quatre olives qui ferait bander James 007.

Madeleine Girouard est une femme dans tous les sens du mot. Elle est juste assez grande pour poser son front dans le creux de mon cou. Elle a des cheveux blond naturel qui tombent droit de chaque côté de ses joues bombées, avec un nez un peu forcé, ce qui lui donne une allure de statue grecque. Mais je n’ai jamais osé l’inviter à partager un souvlaki dans un restaurant grec de peur de me faire arracher la tête.

C’est une fille qui a complété, croyez-le ou non, deux baccalauréats, un en littérature française et l’autre en enseignement. Je n’ai jamais su pourquoi elle préférait servir des ivrognes comme moi dans un bar très ordinaire au milieu de nulle part. Cette fille a une aura qui me taraude l’occiput et m’agace l’entrejambe dès que je termine mon premier verre. Dire que c’est une beauté à se tailler les veines à coup de fantasmes lubriques serait un peu exagéré, mais elle transpire juste assez de mystère pour éclairer mes nuits les plus sombres.

Et puis, c’est aussi une célibataire endurcie sur laquelle plusieurs espoirs se sont écrasés le bout du nez, ce qui n’est pas non plus tout à fait dénué de charme.

— Dure journée, mon beau Normand ? me dit-elle en posant devant moi un sous-verre en carton recyclé sur lequel est imprimé le logo d’une microbrasserie québécoise au nom médiéval.

— J’en ai vu des pires, rétorqué-je en reniflant un peu, histoire de ravaler un peu de la poussière du temps qu’y s’incruste de plus en plus en moi.

Elle soupire en essuyant un autre verre :

— Les jours ordinaires, ce sont souvent ceux-là les pires, comme qu’on dit.

Je n’arrive pas à déchiffrer le sens de cette répartie, mais je trouve que ça sonne bien. Je la prendrais bien en note celle-là, mais j’ai oublié mon petit carnet au bureau et ça ne me tente pas de sortir mon téléphone intelligent pour pianoter la chose de mes doigts boudinés.

Du coup, il me revient l’image pleine de statique de mon petit bureau de représentant publicitaire à l’imprimerie Pique-Sel — un nom d’entreprise tout à fait ridicule qu’a trouvé le fils du défunt fondateur pour entrer à pieds joints dans le 21e siècle. Bien qu’il ait chassé du plancher de béton les vieilles presses bruyantes qui dégageaient des odeurs toxiques depuis des décennies, il n’arrivera pas à sauver le commerce qui est déjà sur respirateur artificiel. Tout comme pratiquement toutes les entreprises de ce petit quartier d’affaires de Chambly.

Madeleine brasse savamment la mixture, comme elle sait si bien le faire. D’un grand geste théâtral, elle dépose une vague de cette potion magique au fond du verre. Le liquide tourbillonne un moment. Arrive enfin la phase finale : de ses grands doigts manucurés, elle y dépose avec délicatesse les quatre olives pubères d’un vert presque fluo ce qui complète l’œuvre magistrale.

— Ça, c’est de la magie, ma belle beauté. Tu es extraordinaire ! marmonné-je, comme je le lui rappelle régulièrement malgré son inévitable haussement d’épaules et ses airs de fausse modestie.

J’entame le drainage du précieux cocktail sans prendre de pause.

La soif, c’est un malaise que j’étanche à perpétuité, surtout dans les premiers instants de ma sobriété. Je ne m’empêtre pas dans des préambules ou des flaflas de la dégustation. On ne se présente pas à un martini. On se jette sur lui et d’une grande lampée, on lui fait tous les honneurs, surtout s’il est issu de mains si habiles. Elles me font toujours imaginer des scénarii cotés triple X, les frêles menottes innocentes de ma Madeleine.

C’est le deuxième martini qui mérite le respect, l’attention, le plaisir d’un goutte-à-goutte fraternel. Mais auparavant, il y a la pause du fruit vert, le croc en bouche presque caoutchouteux qui fait naître des touchers sur les parois intérieures de mes joues. Voilà un petit vice qui naît au grand jour lorsque je ferme les yeux, jouissant de mon audace.

Pendant ce temps, Madeleine me concocte une deuxième coupe avec un sourire entendu et la concentration d’une physicienne nucléaire.

J’ai soif. Beaucoup trop soif.

Je me dis : « Demain, je ne reviendrai pas. J’éviterai le bar, je passerai mon chemin pour me retrouver seul à seul avec mes quatre ou cinq vérités, à me regarder dans le miroir et à me faire une magnifique grimace. Je boirai un quatre litres d’eau citronnée pour me calmer le gosier. Je tournerai frénétiquement sur place jusqu’à m’étourdir, comme le font les soufis. Et je simulerai l’orgasme de mon spleen d’alcoolique, à plat ventre sur le tapis du salon en pleurant comme un caniche blanc qu’on vient de tourner dans la fange ».

C’est bien ce que je me dis : « Demain, oui, demain ».

Madeleine dépose devant moi la deuxième dose de mon gin et vermouth citronné accompagné du nouveau quatuor d’olives. J’y pose des lèvres timides, histoire de me remémorer le plaisir du premier. Le liquide froid m’intoxique, mais je me retiens.

— Pas grand monde à la messe ce soir, remarqué-je en posant un regard panoramique sur le plancher. Y a-t-il une vente de garage chez Canadian Tire ou quoi ?

Les vapeurs de l’alcool commencent à s’immiscer dans mes veines fatiguées. J’ai les neurones à fleur de boîte crânienne.

Deux billes humides composées de larmes et de tristesse se coincent dans le coin de mes yeux. L’air ambiant agace mes sens. J’entends soudain le bruit que font les pales du ventilateur poussant l’air vicié du plafond vers le plancher.

Une femme en excès de poids et de transpiration passe derrière moi. Elle porte un cigare à sa bouche entrouverte et me fait un clin d’œil licencieux, défiant l’interdiction formelle de fumer dans le bar. J’observe son chargement extra large se faufiler entre les tables vides. Je secoue la tête de dépit en voyant le mince bout de tissu en forme de T de son g-string bon marché qui dépasse de la taille basse de son jeans. C’est à se désespérer davantage de la vie.

Le néon accroché derrière la vitrine centrale clignote. Je peux lire son nom, à l’endroit, comme à l’envers. La Petite Écluse, la place pour écluser son trop-plein de vide intérieur.

De l’autre côté du serpentin lumineux, le fou du village passe en trottinant, un doigt dans le nez. Il marmonne probablement des insanités, comme d’habitude. Et de l’autre main libre, il se gratte là où ça ne lui fait pas mal. Cet hurluberlu au cerveau paresseux est un exhibitionniste reconnu. À la vue de la petitesse de sa chose qu’il exhibe aux passants qui flânent sur le bord de la rivière Richelieu, les hommes rient. Les femmes s’en insurgent, crient au viol et demandent à leur preux chevalier plié en deux de chasser cette souris à col roulé de leur vue. Pourtant, il n’est pas méchant, Ti-Guy. Ça lui démange, c’est tout.

L’atmosphère dans le bar est presque aussi déprimante que la vaste salle abandonnée qui me tient de cerveau ces temps-ci. Je porte le verre à mes lèvres et j’en siphonne la moitié sans ciller, même si mes yeux sont fermés.

— Mollo, le beau. Tu vas rouler en dessous des tables de billard avant que le Téléjournal ne soit terminé, me gronde la barmaid.

J’ai envie de lui asséner une réplique misogyne et geignarde, du genre « Chérie, si tu ouvres la bouche, fais-le donc pour une bonne cause » en pointant mon entrejambe, mais je ne suis pas dans les bonnes platebandes. La jeunette pourrait le prendre mal et me larguer avant que je ne lui paie mon dû ou encore me trancher la gorge avec son couteau à citron.

— J’ai trop soif, ma douce Mado. C’est pire que pire, ce soir. Des mauvaises vibrations, on dirait.

La Madeleine, quand on introduit des phrases mystiques ou spirituelles, ça déclenche des raz de marée intellectuels dans son cerveau et elle se met à perdre le nord et le sud tout à la fois :

— Tu perçois des vibrations, à c’t’heure, Normand Poitras ? Où as-tu déniché ce nouveau talent ? Au magasin à un dollar ? Tu ne connais même pas ton signe astrologique, Yogi Poitras. Alors, pour les prétentions de médium, tu repasseras dans une autre vie.

— C’est juste une impression, Madeleine. L’alcool me monte au cerveau…

— Et il te le ramollit. Arrête donc de boire. Oublie-là, me chante-t-elle encore une fois, histoire de me fermer le clapet une fois pour toutes.

C’est une tactique que je lui sais facile. Elle est jalouse d’Audrée, mon ex, c’est trop évident.

Chaque soir où j’investis le bar afin m’envoyer ma dose quotidienne d’oubli temporaire, elle trouve le moyen de me jeter de la poudre de jalousie aux yeux. « Elle va te rendre dingo, ta petite pute d’Audrée » ou bien « Tu vas te casser les couilles dans ce cul-de-sac émotionnel ».

Madeleine est ma psychologue à deux sous, comme Lucy dans Charlie Brown. C’est elle qui m’a ouvert les yeux sur les problèmes d’Audrée alors que j’ai toujours cru que j’étais la source de mes angoisses existentielles.

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