On était tous là, aux funérailles de Sabine Villegaças, sous une température torride. On annonçait des orages. L’air était si lourd que certains des hommes présents ouvrirent leur parapluie, comme s’ils voulaient cacher leur peine de l’humidité prenante. Dans mon costard bleu nuit un peu trop grand pour moi, je sentais ma peau dégouliner de sueur. J’avais mal au cœur non seulement à cause de l’odeur des fleurs qui n’en finissait plus de crever mais également parce que je suis allergique aux funérailles. Mais celles là, je ne pouvais les manquer.
J’étais là, un peu en retrait, observant les gueules déconfites des pauvres types qui se sont cassé les dents sur cette petite pute de bas étage, à se demander ce qu’ils foutaient là. Des gars, qui comme moi, n’ont pas dit à leur femme ou leur copine de l’heure qu’ils allaient rendre un dernier hommage à une femme qui les avait si bien manipulés avec ses airs de biche orpheline. Des hommes pourtant matures qui ont cru à sa prétendue intégrité, sa droiture et ses principes à aiguiser au couteau.
Je n’en connaissais vraiment qu’un seul, celui qui me suivit dans la longue liste de prétendants qui furent accueillis dans le lit de cette dinde. Paul Leblonc, un type d’origine française qui avait monté une compagnie de système d’alarme avec des copains de fac et qui avait tout laissé tomber pour courir le désert avec cette illuminée. Ils s’étaient rencontrés dans un séminaire de motivation interpersonnelle d’une fin de semaine au Lac Poireau. À son retour, ma jolie frondeuse m’avait annoncé qu’elle remballait ses livres de recettes au tofu, ses crèmes antirides et ses dentelles importées de France pour vivre l’amour, le vrai, le pur avec ce type. Au début, je voulais tuer ce con qui me fit cocu mais je changeai mon fusil d’épaule pour mieux viser la pécheresse qui sautillait désormais comme une puce dans le poil shampoinné d’un Yorkshire de milliardaire.
Un soir de canicule, alors que mon ex s’apprêtait à se retirer pour la nuit, seule dans son grand lit, je déclenchai mon ingénieux système de tuyauterie rempli de gaz carbonique provenant de ma vieille turne. Stationné à quelques maisons de là, je démarrai le moteur de ma voiture qui pétarada pendant trois trop courtes minutes et mourut sans s’excuser. Je défis la complexe tuyauterie installée à grand renfort de discrétion et appelai un taxi en maugréant qu’on ne m’y reprendrait plus.
Ce soir-là, en m’endormant, j’imaginai que c’était moi qui mourrais asphyxié par le gaz mortel. À mon réveil, je n’étais pas déçu mais rassuré. Dans le dernier rêve de cette nuit, nous mourrions tous les deux en s’excusant d’avoir vécu. Cucu mais jouissif pour ma dépression post-amoureuse.
Je ne l’ai plus revue, après cette tentative de meurtre. Entre-temps, je rencontrai Kali, une marocaine née en Australie qui faisait son BAC en Science Po à l’Université McGill et qui me demanda ce que je foutais sur le campus à zyeuter les pétasses qui se faisait doré les pamplemousses. Après l’avoir remercié du rafraîchissement de ses invectives postillonnées et lui ayant expliqué que je faisais du dessin d’observation (preuves crayonnées à l’appui), je l’invitai à prendre un café glacé et nous fîmes amplement connaissance jusqu’au souper où elle m’invita à manger du méchoui dans une fête africaine à St-Sauveur. La nuit fut torride et nous fûmes amants durant cinq ans.
Je revis le Leblonc en question lors d’un concert en plein air dans le cadre du Festival de Jazz. Il était droit devant moi, un verre de bière chaude au bout de ses bras levés, comme un saoul homme, à engueuler une fille qui devait avoir à peine quinze ans et qui n’arrêtait pas de lui montrer son majeur. En fait, c’est entendant le nom de Sabine que j’ai porté attention à l’engueulade. La fille était en fait sa vraie fille et elle n’arrêtait pas de lui dire : « Je l’encule ta Sabine. Reviens-en. Elle t’a plaqué pour un plombier qu’avait un tuyau mieux calibré. » Comme relation père-fille, j’ai vu mieux mais c’était un charmant portrait qui me ramena quelques années en arrière, lors d’une discussion sur les joies d’être père et du type d’amour qu’un géniteur a pour sa progéniture en regard de l’amour qu’on peut avoir pour une femme qui n’est pas la mère.
Bref, le pauvre Paulo qui suintait le houblon, renversa sa boisson poisseuse sur le dos du voisin d’en face et s’est écrié : « Je vais la tuer, cette vache, je te jure ». Et la fille de répliquer poliment : « T’as pas les couilles! »
Le lendemain, et les quelques jours suivants, je jetai un coup d’œil furtif aux faits divers du journal pour constater que cet amant éconduit n’avait effectivement pas de couilles ou avait vécu un problème technique pour mettre son plan machiavélique en œuvre. J’optai pour le second choix et me dit que le prochain amant abandonné à ses rêves aurait peut-être plus de chance.
Cette histoire aurait pu s’arrêter là n’eut été d’un appel d’un inspecteur de la police de L., le 7 février dernier. Cet homme, dont je tairai le nom, me demanda si je connaissais une dénommée Sabine Villegaças, originaire de Charlebourg, brunette, etc. J’eus un petit double battement de cœur l’espace d’une seconde. Avait-on enfin osé?
« Ouais, c’est possible. »
« Vous étiez proches, l’un et l’autre, je crois. » me demanda-t-il après un silence un peu trop long.
« C’est possible aussi. » L’inquiétude me gagna. Cherchait-on un coupable dans la brochette de restants de ses appétits artificiels?
La voix saccadée d’un trémolo mélo-dramatique, ce type m’expliqua qu’il venait d’être plaqué par cette femme (il ne l’a pas exactement qualifié ainsi et je le soupçonne d’avoir maille à partir avec l’église tant son vocabulaire tournait autour de termes extrêmement religieux) et que cela l’affectait grandement. Il avait besoin de parler avec quelqu’un :
« Pourriez-vous venir me rencontrer au Bar à Basse, sur Saint-Viateur, à 22 heures? » me demanda-t-il.
« Pourquoi que je ferais ça? »
« Peut-être que vous êtes curieux de savoir comment on abat une chienne en chaleur atteinte de rage d’Adam. »
Ce fut en effet une invitation tentante et j’acceptai en me disant que ce serait agréable de rencontrer face à face un autre pauvre type abandonné par les faux semblants de cette dévergondée.
Le Bar à Basse est un trou miteux qui sent le bois vermoulu. Le comptoir d’aluminium est si collant qu’on peut voir les mouches s’y poser et mourir à force de vouloir redécoller. Le propriétaire est une type grassouillet qui va sûrement mourir d’une crise cardiaque avant que je finisse d’écrire cette histoire. Il essuyait ses verres avec fougue quand j’entrai dans le petit corridor. Il me vit et me fit signe d’aller au fond, là où se trouvaient une douzaine de gars dont, je vous le donne en mille : Paul Leblonc. Un grand type avec une moustache à la Village People se leva et m’accueillit en souriant de peine et de misère. Les autres me dévisagèrent un moment et hochèrent de la tête en signe de solidarité. Je me suis assis et j’ai réalisé l’ampleur de ce qui se tramait quand la voix de l’inspecteur se fit entendre dans le bar ouvert seulement pour nous. Le barman se joignit à nous en reniflant.
De grosses gouttes de pluie se mirent à tomber, pas très convaincantes. Nous regardions tous le petit trou que quelqu’un avait creusé pour déposer les cendres de la défunte. Un coup de vent chassa quelques feuilles mortes et un rayon de soleil trancha tout à coup le ciel presque noir. Il courut devant nous pour ensuite disparaître alors qu’un grondement se faisait entendre.
Une main se posa sur mon épaule : « Si c’est pas épouvantable… 14 coups de couteaux, Tous différents. J’espère qu’un jour on va pincer le sale type qui a fait ça! »
Je reconnus la voix de l’inspecteur et tous les regards se tournèrent vers lui, leur tête osant à peine acquiescer. Lui, il souriait pour la première fois depuis longtemps.