Antòn Zelaqz est un arménien d’origine, vieux et gâteux. C’est du moins ce que pensent tous les étudiants de l’Université. Plusieurs le qualifient de fou et plus de la moitié de la communauté professorale se joint à cette opinion. Pour ma part, je vogue dans le neutre. Cet homme ne dérange personne. Il n’enseigne plus depuis quatre ans et ses travaux de recherches sont perçus comme étant vaguement utiles pour le prestige des Anciens et de la réputation de la Faculté de Métaphysique.
Isolé dans le pavillon Lorne G. Gardener Jr., Antòn passe ses journées penché sur des livres où des colonnes de chiffres et de symboles ont vite fait de décourager le plus intelligent de nos étudiants. Son ordinateur est rarement utilisé, sauf pour effectuer des calculs bizarres qui font dans l’hyperfraction et les décimales infinies.
Ce matin-là, j’avais besoin justement d’un livre qu’il avait emprunté et la bonne Rachel m’a simplement indiqué le pavillon entouré de pierres effritées en souriant. Je me dirigeai donc vers le laboratoire de Zelaqz en me demandant ce que j’allais lui dire, par politesse ou ou par compassion. Son allure décharnée et son visage défait par de longues années en solitaire ne m’aidaient pas. Je lui trouvais des airs d’Albert Einstein en pleine psychose. De grands yeux rougis par la pénombre et les lectures cryptiques, des doigts osseux, veinés de bleu et de pourpre, un dos voûté d’une fragilité d’antiquité grecque, voilà une description bien sommaire ce joyeux personnage qui hante la Faculté.
Je frappai discrètement et poussai la porte qui ne fit aucun bruit. Il me fit signe d’avancer mais de me taire, ce que je fis en souriant. J’étais bien content de ne pas avoir à inventorier dans mes répliques sociales pour l’aborder. Deux mots suffiront, me dis-je en avançant, et je serai de retour au grand air frais de ce printemps hâtif.
Il ajusta un bouton sous un cadran antique. Quelques cliquetis et un soupir, et il s’assit en prenant sa tête entre ses mains, se massant l’occiput dégarni.
“Bienvenue, professeur Massicotte,” m’envoya-t-il en m’enjoignant de m’asseoir. “Vous apportez un vent frais qui me rassure.”
Voilà de bien grands mots pour un hurluberlu qui tenait plus du hibou que de la pie. Je m’assis sans oser faire de bruit. Il règnait dans cette pièce un silence presqu’artificiel. Il n’y avait pas d’horloge antique qui égrénait les secondes ni de téléphone classique. Tout était électronique, de la première génération, devrais-je ajouter. Si bien qu’il y avait là aussi une inquiétante chaleur à odeur de tube cathodique surchauffé.
“J’y suis presque…”
“Ah, mais je vous ai dérangé, monsieur Zelaqz. Je suis désolé. Je peux revenir un autre jour si vous le voulez.”
Je fis mine de me lever mais il posa sa main sur mon épaule :
“Restez, restez, mon jeune garçon. Vous ne dérangez pas, vous aidez plutôt, oui.”
“Aider? Comment…?” répliquais-je en réprimant un baillement bien malvenu.
“Ah mais, pour mon expérience. Vous tombez à point, n’est-ce pas?”
Je ne pus répondre. Je ne fis qu’écouter le silence, ce curieux mélange de vide et d’épaisseur qui règnait ici. Il se tourna vers les cadrans et griffonna quelques signes bizarres sur la tablette déjà débordante d’une calligraphie mystique.
“Ne dites plus rien. Songez à ce matin, disons. Ou hier.”
Il se tourna vers moi et me sourit sans dire rien de plus. Puis, les cadrans se mirent à s’illuminer, les aiguilles se déplacer de gauche à droite, passant du vert au jaune, puis par à-coup, un peu sur le rouge. Un oscilloscope traçait des courbes verdâtres brillantes et une espèce de radar au rayon balayant faisait éclater de petites tâches jaune sur une zone numérotée 7G-2D. Le test dura quelques instants. J’étais tellement captivé par l’expérience, bien que je n’y voyait pas l’utilité, que je ne pris pas le temps de penser à ce qu’il m’avait demander de faire, c’est-à-dire, songer.
“Voilà” dit-il doucement en abaissant quelques interrupteurs. Puis, il appuya sur un bouton orangé, sur la console située à sa gauche et une imprimante à matrices datant du début de l’ère IBM se mit à crachoter des symboles dans un bruit infernal qui déchira le silence nous entourant.
La feuille, remplie de signes et de chiffres se retrouva dans les mains du professeur et il encercla quelques zones en grommelant des paroles dans sa langue natale. Puis il posa la feuille devant lui et se tourna vers moi :
“Voilà. Ça ne va pas du tout.”
“Je suis désolé,” dis-je pour être poli.
“Non, l’expérience a fonctionné. C’est vous que ça ne va pas. C’est du moins ce que mon capteur me dit.”
“Un capteur?”
“Vous avez des problèmes de coeur. Pas le muscle. L’amour…”
Et ses yeux foncèrent dans le vague de ses propres souvenirs, j’en mettrais ma main au feu. Tous connaissait l’histoire d’Antòn, de la disparition de sa femme dans un goulag russe, des tortures qu’il avait subi parce qu’il avait voulu la retrouver, parce qu’on croyait qu’il savait quelque chose. C’était l’époque de la Guerre Froide. Les espions pullulaient, du moins l’affirmait-on de chaque côté des murailles. Il ne s’était jamais remarié. Solitaire, passager clandestin vers le Canada, études en métaphysique, professeur émérite, reconnu mondialement, folie ordinaire, psychose morne et lente, pour peu que cela existe, Antòn Zelaqz était un marginal qui rongeait une peine d’amour pour une espionne assassinée. Je l’enviai. Et, sacré nom d’un BAC, il venait de me lancer une affirmation qui me troublait :
“Comment… je n’ai pas de problème…”
Il sourcilla et se gratta le menton:
“Alors je dois tout reprendre à zéro, c’est bien dommage, tout ce temps…”
“Attendez, non, je veux dire, excusez-moi,” bredouillais-je, le coeur battant. “Vous avez raison, professeur. Mais comment pouvez-vous savoir cela? Avec tous ces machins?”
“Jeune homme, tout cela est à cause du poids du silence.”
“Le poids du silence?”
“Oui. Savez-vous qu’il existe de nombreux silences que nous, les humains, émettons, si je puis dire. Le silence qu’on fait pour pleurer un mort, celui du bonheur insaisissable qui nous étreint une seconde ou deux, cet autre qui s’étire, rongeur de propos, où nos pensées virevoltent, s’entrechoquent et s’interrogent entre elles. Des silences comme ça, nous en avons des tonnes qui arrivent ans la journée : prenez l’étudiant, concentré sur sa thèse ou le viellard qui voit la fin de sa vie arriver plus vite que son chèque de pension. Chacun de nos silences, et il y en a de nombreux, tous différents, ont un poids, mon ami. Et mon capteur les attrapent, les analyse et détermine le poids en milligrammes dans une grille neurologique.”
J’étais bien heureux d’être confortablement assis dans cette chaise car ces propos, bien qu’en apparence complètement farfelus, me jetèrent une frousse tentaculère dans tous les méandres de mon cerveau. Je ne pouvais ajouter une seule parole à travers ma bouche entrouverte. Il poursuivit :
“Ce n’est pas un poids physique à proprement parler. Mais j’ai découvert qu’on pouvait tout de même le quantifier et le peser tout en le plaçant dans une grille bi-dimensionelle de ce que nous connaissons du cerveau. Ces capteurs absorbent les ondes que notre cerveau émet, bien malgré lui. Et chaque type d’ondes qui est émise par de différentes parties du cerveau, a sa signature propre. Donc, je peux, en les capturant, peser leur amplitude et identifier leur signature en les plaçant sur la grille. Elle s’appelle comment votre petite amie?”
J’aurais pu m’enfuir de cette pièce où j’avais l’impression d’être la bête du docteur Frankeinstein, osculté, analysé, découvert, oui, mis à nu. Ma première pensée fut de meubler le silence de mots, de l’inonder de phrases pour cacher ce qui se passait dans ma tête mais je me doutais bien que ce capteur saisissait les ondes particulières qui n’avaient rien à voir avec celles de notre voix.
Il affichait un air satisfait, pas du tout triomphal. Il voyait l’effet de sa nouvelle sur mon visage probablement tordu par un air de stupéfaction. Je tenais les accoudoirs si fermement que mes jointures blanchies commencèrent à m’élancer. Mon coeur battait la chamade. Puis, mon cerveau se mit à faire de nombreuses hypothèses quant à l’usage d’une telle machine dans un avenir rapproché. Toutes ces histoires d’horreur (et probablement fausses aussi) qu’on entendait sur les groupuscules obscures qui préparaient des machines tout aussi diaboliques pour manipuler l’esprit humain me firent frémir. J’étais soudain transporté en pleine science-fiction.
Antòn me dévisageait sans parler davantage. Il percut (sans utiliser sa machine) toute la peur dans mes yeux et me rassura :
“Vous savez, je suis trop vieux pour ce genre de chose. Je voulais seulement prouver qu’on pouvait faire quelque chose de ce genre. Je suis malade et je n’ai plus que quelques semaines à vivre. J’ai réussi, n’est-ce pas? Vous éprouvez des problèmes avec votre petite amie, oui?”
J’acquiescai en silence (à quel poids, grands dieux?!), les yeux remplis de larmes.
“Ne laissez pas le reste du monde venir ternir votre amour, jeune homme. Le poids de votre silence est aussi nocif qu’un acide. Il ronge et tue l’amour. Parlez, nourrissez votre univers de paroles. Placez-y des silences choisis, ceux du bonheur, ceux de la sagesse, ceux de la compassion, parmi ceux des plus nourrissants, et vous n’aurez pas à vous inventer des histoires pour le reste de votre existence.”
Il soupira et me sourit béatement. Il se leva et me tendit le livre que je recherchais sans que je n’eusse besoin de lui demander.
Il me congédia d’un petit geste coquin, sourire en coin. Je ne me souviens pas de m’être rendu à la bibliothèque pour poursuivre mes recherches mais une fois assis sur le banc de bois, je me suis relevé et j’ai signalé le numéro de Viviane, au bureau :
“Ne me dis rien, je t’en prie, mais dis-nous tout. Je t’aime!” dis-je d’une voix étranglée.
“Francis? C’est toi? Qu’est-ce que…”
“C’est à cause du silence… Tu crois qu’il dit tout?”