Montréal, rue Ste-Catherine, coin Bleury, 27 juillet 1906
Magella Fournier entre dans le magasin Ogilvy en regardant derrière lui. Il voit Henry McKenzie qui le suit de très près, un œil souriant, l’autre inquiet.
Ce dernier salue une dame en anglais et rougit. Son canotier est de travers. Ses cheveux courts contrastent avec la moustache papillon rousse qui décore le dessus de ses lèvres. Il a encore l’air d’un adolescent, se dit Magella en détournant la tête. Il manque de peu d’entrer en collision avec un grand homme qui sort du magasin avec sa fiancée. Des chevaux hennissent au passage de trois carrioles remplis de couvertures. Le ciel est bleu. La vie moderne est à son summum. En effet, qu’espérer de mieux que ce centre-ville plein de vie, toutes ces belles femmes et ces jeunes hommes plein d’espoir. Magella est jaloux des anglais et de leur audace mais il tente par tous les moyens de les imiter, sachant très bien que si les Canadiens Français (les French Pea-Soup) arrivait à se défaire de leur complexe d’infériorité et cessait de s’en faire avec les édits du Cardinal au nom de l’Église, ils pourraient eux aussi faire étalage de leur richesse et vivre en paix dans la plus grande et la plus belle cité canadienne.
Henry pénètre à son tour dans le magasin. Il ne cesse de saluer les femmes. C’est son dada, son obsession. C’est aussi sa couverture. Car il garde un œil sur Magella qui marche devant, simulant un quelconque intérêt devant les parures dorées sur les étals vitrés.
Un doigt sur le bouton de l’ascenseur. Les portes s’ouvrent. Personne ne s’y trouve. Magella fait trois pas et se retourne. Henry est là, le canotier en main. Il lui sourit. Les portes se ferment et la cloche retentit. Magella actionne le levier: “Which floor, Sir?” Henry toussote: “Paradise, if you please!” Magella laisse la cabine monter un peu puis place le levier à l’arrêt. Il regarde Henry alors que celui-ci s’approche doucement.
“My God, Magella, tou es si beautiful! I missed you.”
Les deux hommes s’embrassent et leurs mains se déplacent là et ailleurs, caresses furtives, nerveuses. Soupirs de désirs frustrés. Moments trop vite passés. La cloche d’appel les ramène à la réalité. Quelqu’un au 2e demande l’ascenseur.
Magella ajuste son habit et Henry frise sa moustache. Un autre baiser, plus brusque celui-là et la cabine redémarre. Une grosse dame anglaide suintant le parfum entre.
“Good morning, Mr. McKenzie” dit-elle d’une voix chantonnante, ignorant Magella.
“A very good morning to you, Mrs. Carlisle. How’s Mr. Carlisle?” réplique-t-il en affichant son sourire enjôleur.
“Never mind my old Tom. If it wasn’t for this stupid guy here, I’d take advantage of your youngful beauty, my dear.”
“Va chier, grosse vache à poil”, grommelle Magella entre ses dents serrées.
Ils arrivent enfin au 5e. Les portes s’ouvrent. Henry place un bras sous celui de la cliente et au passage, discrètement, frôle celui de Magella.
“How about buying this beautiful carpet imported from India, my dear. I can make you a very good deal on this one, I can assure you. And since it’s Mr. Carlisle that holds the bank account, I am sure, he will surely be very much please with this. ”
“What is it with you, my sweet little man? You look like you are in love. Are you?”
“I am indeed in love… with the elevator operator!” clame-t-il en chuchotant.
La grosse dame se retourne et regarde longuement Magella qui hésite à appuyer sur le bouton. Puis, il a l’audace d’envoyer un baiser à Henry.
Norma Carlisle éclate de son rire tonitruant. “Oh, you little rascal! You almost got me there. Come and show me your newest acquisition!”
(NDLA: Texte écrit à l’honneur des gais et lesbiennes de Montréal qui célèbrent ces jours-ci l’ouverture des Outgames. Les choses ont-elles vraiment changées?)