Folle autruche

Greta est autruche de classe supérieure. On lui a frisé les plumes, son bec est de style cocorico. Ses pattes font l’envie de l’enclos où se croisent les plus simples d’esprit comme les plus intelligentes. Mais tous vous diront qu’elle est l’Autruche des autruches. Sa droiture est exemplaire.

Par exemple, quand Frida, une de ses grandes amies, a dit à des collègues de broutage, devant elle, qu’elle dormait sur un lit de pailles dorées au troisième étage du poulailler, Greta a fait un de ses sourires que seul son bec peut lui permettre et recula de trois pas. Cette affirmation de Frida, qui était en fait un mensonge vantard, mit fin en une fraction de seconde à cette amitié béton. Or, pour ne pas se trouver dans l’embarras, Greta fut un jour, à son tour, obligée de mentir. Pieux mensonge, direz-vous pour l’excuser, car avec ses yeux de canard rôti au miel, elle vous dira, le bec légèrement temblotant que ce n’est pas un vrai mensonge et qu’on doit fermer les yeux sur cet accroc car sa beauté, son intégrité forte en plumage et en démarche hautaine peuvent tout effacer, n’est-ce pas?

Retrouvons donc Greta qui vient de quitter l’enclos parce que, dit-elle, celui qu’elle vient de visiter est plus calme et plus homogène. Il y a dans cet enclos des singes européens, des crocodiles cubains, des hyènes végétariennes internationales et d’autres espèces tellement plus intelligentes que celles qu’elle rencontrait dans le petit enclos médiocre où elle a jadis affirmé qu’il était le paradis. Mais Greta est ainsi. Un jour, une fleur est un bijou extraordinaire et le lendemain, c’est une mauvaise herbe puante et médiocre.

Or, voici que Sully le ver de terre, qui la suivait partout et qui était un ami intime de la folle autruche, ce Sully donc se présente à ce nouvel enclos, à la porte, bien entendu car il n’a pas le statut élevé des illuminés qui y habitent.
“Ahem, Greta, je…” balbutie-t-il en brunissant.

Greta sursaute. “Ah, tu es là toi. Que me veux-tu? Tu es venu me rembourser les grains que je t’ai si gentiment fournis lors de la sécheresse de l’été passé?”

Sully toussote. Il ne s’attendait pas à cet accueil. “Mais non, Greta je croyais que…”

Greta pousse un long soupir et change d’appui sur sa longue jambe droite. Elle déglutit. Elle sent que Sully va encore l’agresser.

“Tu me dois 18 kilos de grains, Sully. Je les veux immédiatement.”

Sully hésite puis dit: “Mais, vois-tu, Greta, tu m’as laissé le nid et je dois m’occuper de l’entretenir, d’empêcher les coccinnelles de s’y établir. Et il y a Grojo qui demande les paiements en grain et il dit que…”

Greta coupe sec à ces blablas qui lui font perdre son précieux temps et décoiffe son port altier:

“Sully, tu ne m’écoute pas: J’ai besoin de ces grains. Je prépare ma formation d’autruche sybilline. J’ai aussi mon nouveau nid et… et…”

Sully en a assez. Depuis trop de temps il la laisse parler et parler dans un claquetage incessant ne lui laissant que des courtes inspirations pour essayer d’intervenir. Mais il en a assez.

“Non Greta. Tu vas m’écouter…” fait-il en haussant le ton de deux crans (et pour un ver de terre, cela peut paraître énorme alors que pour l’humain c’est infinisime).
Greta fige, les yeux écarquillés: “Ne m’agresse pas. Ne crie pas après moi!” s’insurge la frisottée. Elle tape de la patte sur le sol caillouteux: “Je veux mes graines tout de suite sinon…”

Sully se dresse sur le bout de son corps et tente de fixer les yeux de l’autruche qui gigote dans tous les sens.

“Pas avant que tu ne m’aies remboursé ta part de l’entretien du nid…” fait-il d’une voix sûre.

“Oh, dinde de dinde, il faut que je parte” dit Greta en tournant sur ses griffes. Elle se faufile entre les caisses et les branchages de l’enclos et Sully reste planté là en se demandant ce qu’il pourrait bien faire pour que cette folle volaille lui remette son dû. Il rampe sur le sol jusqu’à l’enclos et essaie en vain de penser à autre chose.

Greta revient bien vite, l’air pâle et la jambe tremblotante. Elle porte en son bec un papier sur lequel elle a écrit: “Sully me doit 18 kilos de grains et moi je ne lui dois rien de rien. Signé Moi G”

Sully regarde le papier plein de bave d’autruche et grimace: “Ce papier ne vaut rien. J’ai parlé à Maître Meuh (c’est une hermine de classe supérieure qui est aussi avocate) et elle m’affirme que non seulement je ne te dois rien car point de preuve il y a dans cette dette autrement que par ton témoignage mais que tu dois aussi me payer ta part du nid de l’enclos. Quand je le quitterai à mon tour et que Grojo le récupérera, nous serons quittes et je ne veux plus te revoir. Jamais.”

Ce dernier mot a été dit si brusquement que l’autruche vacille. Elle a un haut-le-coeur et se met à trembler.

“Tu es un méchant ver de terre. Tu n’es qu’un goujat, un mécréant qui ne pense qu’à lui. Oh, voilà que je suis encore malade! Je vais avoir une sinusite du talon. Vite, il faut que je coure mes trois marathon et mange du tofu de bison biologique avant de sombrer dans la catapilepsie autruchienne!”

Et la pauvrette s’en va encore, titubant sous les yeux amusés des habitants de l’enclos. On se l’imagine facilement en train de raconter à tous les animaux vivants de l’autre côté de la clôture combien ce ver de terre est un être vil et malsain. Comment il l’a maltraitée. Comment sa violence l’a détruite. Elle ne se peut plus d’horreurs dans sa tête. Comment a-t-elle pu un seul instant vivre aux côtés d’un être sans colonne vertébrale, gluant d’idées de père aimant, de courage de vivre dans une réalité qui n’existe pas. Pourquoi ne veut-il pas lui donner son dû à elle? Pourquoi veut-il qu’elle rembourse ce sale nid déglingué qu’elle n’habite plus et ne veut plus habiter alors que celui où elle a élu domicile est déjà un poids mais ô combien plus agréable que la puanteur du nid d’avant et la présence de Fido, ce gentil singe européen, tout plein d’attention avec elle, qui l’admire tant, qui la vénère. Elle se couche en chien de fusil et vomit en silence sa haine de ce ver de terre malodorant qui l’agresse, la violente, la jette aux orties alors qu’elle est si tant tellement douce et charmante, unique et vénérée par la multitude des êtres éclairées qui l’entoure. Elle pense à son père, Hector, qui n’a jamais hésité une seule seconde lorsqu’on lui a proposé d’aller ‘travailler’ au restaurant ‘Au Paradis’ et qui a honoré un des plats exotiques servis par le grand chef S. Thomas. Elle le revoit encore dans sa sauce au canneberges, fière de lui. Rien à voir avec sa mère qui ne les ai jamais compris et qui préfère croire aux dures réalités de la vie en priant chaque jour St-Plumeau de Saudite d’Érablie et rester dans sa cage rouillée à cajoler sa soeur qui rêve de finir dans un six-pâtes saguenéen, icognito.
Bon, et bien bref (souligne l’écrivain).

Plus tard, Sully s’amène avec maître Meuh derrière lui. Greta panique. Elle ferme les yeux. Elle cache sa tête dans une chaudière remplie de purin (mais ce n’est pas grave car c’est du purin de qualité supérieure qu’on ne trouve que dans cet enclos exceptionnel). Elle cesse de respirer et se met à cantonner des oraisons byzantines et des psaumes babylonniens alors que Maître Meuh récite l’acte d’accusation. Tous se regroupent autour de la pauvre Greta qui dit des non, non, non, en essayant de garder sa prestance. Or, il y a parmi les témoins autant de gens de l’enclos de Sully que de celui de la pauvrette.

“En conclusion, Greta l’Autruche doit à Sully le Ver la somme de 2 kilos de grains après la répartition des dettes de chacun et après la reprise du nid par Grojo le Coyote.”

Greta se contortionne et sa respiration se fait saccadée: “Non, non et non, je veux mes 18 kilos et je ne payerai pas un seul grain pour cette saleté de ver de terre qui m’insulte, me violente, me hurle des menaces, me jette des poursuites et m’agresse intellectuellement, moi, la seule et unique Greta l’Autruche, la plus belle des plus belles. Je suis unique et personne ne peut me toucher et tous me doivent respect.”

Fido, Tricky, Bébéri, Rubane et toute une volée de membres de l’enclos regardent Greta et se demande si elle ne leur a pas joué un sale tour avec sa prestance et son intégrité. La voilà couverte de boue, de purin et aussi de honte. Son attitude de folie est démasquée et tous, tranquillement s’en retournent vaquer à leurs tâches laissant derrière eux une autruche défrisée. Quant à ceux de l’enclos où Sully vit encore, ils ne peuvent s’empêcher de réaliser à quel point Greta les a aussi manipulés, leur a aussi fait croire mille faussetés par devant son aura de femelle prétenduement alignée avec la cosmologie tantrique et équilibrée dans un enfer qui semblaient issus du leur. Ils rebroussent chemin tout doucement, en chuchotant.
Sully reste là à regarder Greta se noyer dans ses larmes.

“Pourquoi, Sully? Pourquoi m’as-tu fait tout cela?” fait-elle entre deux sanglots étranglés.

“Moi, Greta, je n’ai rien fait. C’est toi qui a tricoté ce piège dans lequel tu t’es enfermée. Pleure maintenant… Mais pleure seule car j’ai un rendez-vous avec la Réalité.”

Et Sully rampe tout doucement vers le couchant en sifflotant un air d’été.

(J’ai encore commis un texte remplis de sous-entendus et bien sûr il se trouvera quelque personne pour s’identifier à l’un ou à l’autre des personnages qui y sont présentés. Mais je me permets de citer que toute ressemblance avec une ou des personnes vivantes ou décédées est le fait d’une pure coïncidence. En effet, qui a déjà vu une autruche coucher avec un ver de terre ou pis encore, un singe? Franchement…)

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