Jocelain pleure. Il s’est assis sur le gazon fraîchement coupé, a caché son visage dans ses mains et s’est mis à pleurer sans trop savoir pourquoi.
Ça lui a prit comme ça, comme une vague de bord de mer à marée basse, comme un coup de vent froid dans la canicule, comme une merde de goéland sur l’épaule. Rien qu’à y penser, il pleure encore plus. Surtout pour la merde. Une grosse tache blanche qu’il n’ose jamais enlever de peur de manquer le gros lot de la loterie.
Jocelain n’est pas du type braillard. Ni du genre fifi. C’est un grand gars, costaud, le cheveu en brosse, un tête un peu brûlée mais avec des yeux allumés comme un feu de forêt. Il a, depuis toujours, aimé les femmes, les cigares, la boisson et la vie en général. Mais, là, ça lui pogne. Il braille.
Ce n’est certainement pas le soleil radieux qui va arriver à sécher les grandes coulisses qui transforment son visage en rivière. Ni le vent, d’ailleurs, qui est chaud et bon. Il lève le nez, pour humer le parfum du jour et il se trouve qu’il a le nez bouché par la morve de sa grande tristesse et ça lui fout un cafard freudien. Il s’essuie sur sa manche de chemise mais le dégât empire. Il donne un coup de pied à son casque de moto qui roule dans le fossé. Il a envie de s’en aller. Loin.
Il sent les muscles de son cou qui veulent lui arracher la tête. Dans sa poitrine, le coeur cogne comme une Chrysler rouillée. Des douleurs aux jambes aussi. Il voudrait vomir et il ne sait pas s’il y arriverait sans mourir là, sur le bord d’un champ où les blés se foutent vraiment de sa présence en dansant à gauche, à droite, parfumant l’air d’une odeur de vie. Une vache meugle quelque part dans une froissement d’écho. Jo crache sur le sable. “Sti”
Il pleure encore. Puis, il se dit qu’il faut qu’il arrête. Qu’il se sèche la face, qu’il se mouille les yeux d’eau fraîche pour en chasser la rougeur, qu’il revienne au bercail après avoir pris une grande respiration. Qu’il se remette à être ce qu’il ne veut plus être. Et il ignore ce qu’il voudrait vraiment être. Alors, il se remet à brailler.
Jocelain a une femme, des enfants, un job qui le paie bien et dans lequel il se sent utile. Il a beaucoup d’amis et se sent entouré de toute une ceinture d’amitié et d’amour qu’il voudrait pouvoir apprécier. Et pourtant, la douleur dans sa poitrine l’empêche de respirer. Ce matin, au réveil, il a regardé sa femme qui dormait paisiblement à ses côtés. Il la trouvait belle et aurait voulu lui dire. Mais, il avait ressenti la douleur. Après avoir été vider sa vessie, il a trottiné vers la chambre d’Azélie et de Sybelle pour les trouver toutes aussi belles que leur mère. En se penchant sur la cadette, la douleur le rappela à l’ordre. Il recula. La douleur s’apaisa. Il jura à voix basse. Le chien, Hop, vint se coller à ses jambes. Il le flatta. Le chien grogna et Jocelain sentit les jambes se dérober sous lui. Il prit appui sur le mur en se demandant ce qui lui arrivait.
Il prépara sa boîte à lunch sans bruit, s’assit à la table pour grignoter une rôtie de beurre d’arachides croquant et tremper ses lèvres dans un café fort à peine sucré. Dans le journal, les lettres s’embrouillèrent à travers ses yeux remplis de larmes. Il décida de ne pas aller travailler. On se passera de lui aujourd’hui.
Il enfila son pantalon et un t-shirt propre, se brossa les dents rapidemment et enfourcha sa moto qu’il fit glisser, le moteur muet, vers la rue encore déserte. Derrière les maisons, une grosse boule orangée s’extirpait de l’horizon annonçant une autre journée d’été humide et lourde.
Sur le boulevard, il dépassa un peu la limite permise. Antoine, le policier du village le vit et le salua vaguement de la main avant de poursuivre la dégustation de son muffin anglais sous l’arche jaune du roi des hamburgers. Jocelain l’enviait. Son frère, Berni, le connaissait bien. Antoine avait, depuis quelques semaines, une nouvelle amie, Agnès Tourelle, une haïtienne qui, paraît-il, faisait faire des acrobaties à ce sérieux constable qui n’en croyait pas ses orteils. “Bof, il va se tanner, Titoine, ” avait maugréé Jo en entendant son frère décrire les prouesses vaudevillesques de l’agent. Mais, il était jaloux, c’est tout.
Il sortit du village et traversa le viaduc St-Georges, par-dessus l’autoroute, pour circuler dans les terres du père Morris, le vieux anglo aux cheveux jaunes que tous haïssaient en silence. Au bout de la route, Jo tourna à droite, vers St-Clément. Devant lui, le soleil faisait le gros dos. L’asphalte vibrait. Jocelain sentit alors les premières larmes monter à ses yeux. Quelques kilomètres plus loin, il stationna sa moto et vomit sur le gravier. La douleur était revenue. La peur aussi.
Il est là, Jocelain, à pleurer pour essayer de chasser la douleur. Il ne cherche plus à s’expliquer pourquoi elle reste là, tenace comme du vert de gris sur une cenne noire. Il frappe sa poitrine en gloussa. La vache meugle encore. Deux oiseaux se chamaillent dans un arbre tout près. Le soleil semble déjà haut dans la toile bleueté. L’été va être long. Comme l’hiver.
Il regarde le bout de la route. Un camion tourne lentement. Un camion de bière. Il entend la transmission crier, roter, claquer. Il voit les chromes scintiller à travers la masse rouge et bleu qui grimpe vers lui avec des efforts de mastodonte fatigué. Le monstre s’arrête à ses pieds. Le système hydrolique de freinage siffle et Jocelain voit les grosses bottes du conducteur qui soulèvent la poussière.
“Ça va, mon vieux? Vous avez eu un accident? Vous êtes blême. Je peux vous aider?”
Jocelain le regarde, le visage strié d’eau et de poussière. C’est un type énorme, basané, une barbe tout grisonnante, des verres ronds et foncés, un foulard rouge noué sur la tête. Il ressemble à un type de ZZ-Top. Une dent en or. Un sourire que les femmes doivent aimer.
“Bof, ma moto, elle m’a lâché,” arrive à articuler Jo en tâchant de masquer sa douleur.
“Je peux vous donner un lift, l’ami.” Il lui tend la main.
Jocelain se hisse tant bien que mal dans la cabine climatisée et il dépose son corps fatigué sur le cuir frais. Il ne le réalise pas tout de suite mais la douleur semble s’être évaporée.
“Où voudriez-vous aller?” demande le chauffeur.
Jocelain soupire. Il n’hésite pas une seconde de plus et répond:
“Au paradis.”
Le chauffeur s’esclaffe et embraie le 18 roues dans un concerts de grognements et de tressautements.
“On va faire notre possible, mon vieux, tout notre possible…”