L’attente

Dans la série De la Soupe aux Pois pour l’Estomac

L’autre jour, sur la rue, je croisai un type en bel habit, cravate et frais rasé. Fait intéressant, cet homme avait son poing fermé à la hauteur de ses yeux, le bras retourné, comme s’il voulait se frapper. Il fixait ses jointures avec l’intensité d’une chaudière à vapeur sur le point d’exploser, comme on en voyait dans les dessins animés de notre enfance.

Les passants semblaient ignorer cet être qui pourtant ne me semblait pas être tout à fait là. Je me suis arrêté à quelques pas de lui et l’observai plus attentivement. Dans sa main gauche, il serrait un téléphone cellulaire. Ses yeux jetaient un coup d’oeil rapide vers le ciel, puis revenaient sur son poing. Ils scrutaient ensuite la foule bigarrée qui se mouvait dans un désordre de plis et de souffles entre deux paroles échangées sur des sujets banals. Encore le poing. Il répétait ce manège sans cesse en respirant fortement. Quelques gouttes de transpiration perlaient sur son front à peine dégarni.

Je me suis finalement approché de lui et je lui demandai d’excuser mon impertinence :

« Pourrais-je vous aider, monsieur? »

Il laissa un moment les jointures blanchies pour me toiser avec la même intensité.

« Non, certainement pas. »

Il se remit à fixer les os saillants en m’ignorant complètement.

« C’est que je me demandais pourquoi vous fixiez ainsi votre poing et… »

Le poing en question fit un brusque mouvement vers l’avant, d’un ou deux centimètres et stoppa à cinq centimètres du nez de l’hurluberlu.

« Doucement, je ne veux pas que vous vous fassiez mal. »

« Foutez-moi la paix. »

« Et la mienne » fit, impertinent.

« Quoi, la vôtre? »

« La mienne, de paix, vous vous en foutez aussi? »

Il cligna des yeux sans quitter la menace de sa propre agression. Il y eut un long moment où je doutais de la pertinence de mon intervention mais j’étais décidé à percer ce mystère, s’il en fut un.

« Laissez-moi tranquille. » fit-il d’un trémolo larmoyant. Il cédait, ce qui était bien. La perspective de voir cet homme se balancer un gnon bien volontairement sur la gueule ne m’enchantait pas.

« Je veux simplement savoir ce que vous faites » m’enquéris-je d’une voix calme.

Il soupira, jeta un coup d’oeil entre deux gratte-ciels et revint se concentrer sur l’objet de ma déroute.

« J’attends qu’il m’arrive malheur. J’attends qu’on s’apercoive que je suis une nullité, un imbécile, un poltron, un vieil imbécile qui ne mérite pas le 150 000 dollars de salaire annuel avec les primes et le compte de dépenses. J’attends que le ciel me tombe sur la tête parce que j’ai pris une mauvaise décision; parce que j’ai oublié de sortir les vidanges; parce que ma femme pense sûrement que je la trompe; parce que mon fils va peut-être prendre de la drogue à cause d’une gifle que je lui ai donné quand il avait 3 ans; parce que je ne donne plus ma petite monnaie aux sans-abris; parce que je regarde des revues de musculation en me disant que je n’y arriverai pas; parce que mon frère vient encore de perdre son emploi et qu’il va avoir de la misère à joindre les deux bouts; parce que mon père est mort à 46 ans d’une crise cardiaque et que ma sœur a toujours cru que c’était de ma faute; parce que j’ai coulé un examen de math il y a 26 ans à cause d’une belle fille aux yeux noisettes; parce que j’ai triché aux cartes le 17 juin 1978 et que j’ai gagné 13 dollars; parce que je suis complètement nul au piano et que j’enviai mon grand-père qui en jouait si harmonieusement; parce que je n’aime pas les Mercedes, surtout la mienne; parce que j’ai les bleus, des fois; parce que… parce que j’ai des rides autour des yeux… »

« …Parce que vous n’avez rien d’autre à faire… » lui dis en souriant. Il se tut, l’air insulté. « Et vous attendez un signe pour vous écraser le poing dans la figure. C’est brillant. Une corde ou un pont, c’est fatal. Le poing, ha, c’est génial : le gros bobo dans le visage du monsieur, une raison de plus pour se plaindre et se remettre à rouler comme un dément jusqu’au bout du tunnel et s’apercevoir qu’on a encore un poing devant soi, prêt à nous en faire voir de toutes les couleurs. »

Il ne parlait plus. Ses yeux passaient de plus en plus de son poing au ciel, au trottoir, aux gens qui s’en foutaient, à moi, à son poing, encore.

« Allez-y… » dis-je.

« Quoi? »

« Crissez-vous un poing sur la gueule. Après, vous pensez vraiment que ça va aller mieux? »

« Laissez-moi, vous m’embêtez. »

« Ça fait drôle, hein, de savoir que quelque qu’un d’autre que soi puisse nous embêter à ce point? Depuis combien de temps avez-vous pris le temps de regarder votre femme dans les yeux? Et votre fils sait-il que vous l’aimez? Votre frère aimerait sûrement aller à la pêche. Et puis, vous voulez vraiment composer une symphonie avec votre piano alors que Frère Jacques avec une note fausse sur trois vous calmerait un peu les hormones. Vendez votre Mercedes et faites de la planche. Ouvrez le sac à vidanges et respirez la viande en décomposition, c’est plus naturel que de stresser pour une heure de ramassage. Envoyez des fleurs à votre sœur en lui disant que vous regrettez tant que votre père soit mort si jeune mais que vous êtes heureux qu’elle soit toujours là. »

L’homme baissa enfin le poing.

« Mais qui êtes-vous donc? »

Je haussai les épaules en souriant :« Je suis le type qui était sur ce même coin de rue, la semaine dernière, avec un poing devant le visage et si vous saviez comme je suis heureux maintenant… »

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