L’encre rouge

Médor Martin écrivait depuis le matin dans son grand cahier ligné. Il écrivait de sa fine écriture douée qui lui avait valu jadis tant de louanges. L’encre rouge s’écoulait doucement, sans gâchis, sur la fibre épaisse du livre ancien, depuis le tube finement aiguisé de la plume d’oie qu’il tenait précautionneusement entre ses doigts pourtant mangés par l’arthrite.

Le vieil homme retenait ses larmes, respectant le moment comme la matière qu’il déposait dans ses mémoires. Douze cents volumes, bien cordés dans la grande pièce exempte de poussière et d’humidité. Quatre vingt trois années de silence pour écrire tout ce vacarme dans sa tête.

Que d’amours et que de deuils sous les décombres du temps. Que de douleurs mêlées sournoisement avec les joies d’une vie parfois trop remplie de ces artifices dont les hommes se parent. L’absurdité des temps modernes (il sourcillait en visualisant le mot) avait apporté son lot d’engins magiques, d’objets hétéroclites sans fils mais avec force piles rechargeables, de relations si éphémères que même si quelques unes finissaient par faire la manchette de la une, une autre la chassait dans l’oubli malsain de ce 21e siècle.

Chaque fois que Médor clignait des yeux, il prenait le temps de ne penser à rien, se faire une mort bien à lui où la paix éternelle viendrait gentiment l’arracher aux arêtes sauvages du quotidien.

On l’avait oublié, quelque part entre la naissance de son troisième arrière-petit-fils et la mort de la cadette dont il avait vu la note nécrologique dans un des journaux qu’il épluchait chaque matin malgré sa cécité grandissante. Il était encore autonome et la jeune ‘garde-malade’ qui venait le visiter tous les jours semblait moins bien en santé qu’il pouvait l’être. Cela l’inquiétait car si cette jeune et jolie personne mourrait, peut-être qu’on oublierait de lui envoyer une substitut, comme c’était déjà arrivé, il y a trois ans. Cinq jours sans voir personne: il avait trouvé ça particulièrement pénible. Mais quelqu’un s’était réveillé et on lui avait envoyé Jessica.

Il pensait à elle en écrivant les derniers mots: papillon rouge. Puis, une tache de la même couleur cacha le ‘e’ puis le ‘g’. Il comprit aussi très rapidement que tout ce rouge n’était pas celui l’encre mais celui de son sang qui s’échappait de son nez. Il releva la tête et vit dans la lumière du jour qui balayait la pièce, une ombre, une silhouette qui ne lui était pas inconnue. C’était Edwina. Sa première femme, partie il y a trop longtemps rejoindre ses ancêtres dans la lumière.

Il sourit.

“Qu’est-ce tu peux être belle!” dit-il en essayant de se lever. Mais ses jambes refusèrent d’obéir. Il tremblait.

“Ah, mais je ne suis pas seule…”

Et il y eut un grand bal dans la lumière. Un bal de blanc et de lumière.

Et ce jour-là, Jessica n’y assista pas mais pleura près du corps de son grand-père qui ne l’avait jamais reconnue.

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