Aujourd’hui, c’est la fête d’Ortenzia. Vous la connaissez? Je vous la décris brièvement : elle n’est pas très grande et a un teint un peu verdâtre. Son nez est croche (son père la battait) et elle a un derrière large comme une barge depuis la naissance de sa troisième fille. Elle vit dans un des bidonvilles de C***, au sud de la capitale. Elle porte le noir en permanence et boite depuis son accident de voiture avec son amant alcoolique, un Allemand socialiste d’une autre époque qui dit Liberazione en crachant son venin d’écrivain raté aux rares passants plus fortunés que lui.
Zabel, Toniata et Viola courent autour de la table, excitées comme d’habitude, à l’idée de faire encore une autre fête. C’est la fête de leur mère et pour une fois, elle sourit plutôt que de pleurer. Ce qu’ils ne savent pas, c’est qu’Ortenzia est une sorcière, héritière de mère en fille de ce malheureux poids qui a fait d’elle une vilaine aux yeux de certaines et une merveille aux yeux de quelques autres.
Ortenzia a trente-cinq ans aujourd’hui. Elle en paraît soixante, mais elle s’en fout. Son bonheur à elle, c’est ses filles et son étrange qui lui prodiguent des attentions merveilleuses, loin des inutilités des bourgeois et des politicâneries. Loin derrière elle, son passé trouble ne refait plus jamais surface, comme il y a quelques années. Mais elle est désormais sereine malgré le poids des ans qui l’a tant vieillie.
Elle se regarde dans le miroir et se trouve fort laide. « Mais je suis moi-même, vraie et unique. Aucune femme de ce monde ne prétendre à mieux! » dit-elle en souriant. Il y a en effet une lumière dans ses petits yeux marron rougis par la poussière et l’humidité de son logis.
« Du calme! » lance-t-elle en tapant dans les mains. Les trois fillettes arrêtent de chahuter et se réfugient dans les bras décharnés de leur mère.
Elle va brasser le contenu du chaudron. C’est aujourd’hui le grand jour de l’initiation d’une des petites. La dernière vient tout juste d’avoir 10 ans et avec le passage de ses 35 ans, elle se doit de transmettre l’héritage des siennes. Une seule sera digne de recevoir l’enseignement. Les autres resteront dans l’ignorance de ce don noir et mystérieux.
Elle fait signe à la première de s’approcher : Viola est toute en beauté avec son petit foulard bleu. Ses longs cheveux dorés font l’envie des fillettes du bourg et ses yeux bleus font tourner la tête des petits mécréants aux idées tordues. Âgée de 14 ans, c’est la plus téméraire de toutes. Son caractère ressemble davantage à celui dans sa mère malgré les traits typiquement aryens de son père.
« Viola, tu vas maintenant goûter la soupe de maman. Attention, c’est très chaud! »
L’aînée boit doucement sans grimacer. Elle écarquille un peu les yeux et bâille.
« Te voilà bien fatiguée tout à coup, ma fille. Va t’étendre, nous te réveillerons plus tard, pour le repas, » dit Ortenzia en cachant avec peine sa déception. « Toniata, approche, ma princesse. »
Toniata s’exécute en faisant une petite révérence. C’est de loin la moins jolie des trois. Elle a des sourcils broussailleux et un regard trop profond pour une fillette. Du haut de ses douze ans, elle bat les garçons au tir du poignet et connait sa langue mieux que les érudits de la grande ville. Elle passe le plus clair de ses journées à chercher des livres ou des revues dans les décharges publiques et écrit des poèmes aux vers étriqués, d’une noirceur à faire pâlir d’envie les universitaires.
Toniata boit la potion et fait la grimace.
« C’est trop salé, Mère. Vos artères… » Elle titube et s’endort presque aussitôt sous les yeux ébahis de Zabel, la cadette. Ortenzia l’attrape de justesse avant qu’elle ne s’effondre sur le sol.
« Une autre endormie! » s’exclame la sorcière en soupirant. « Zabel, tu seras donc l’héritière! »
La petite, moins coquette que son aînée, mais plus jolie que Toniata, fronce les sourcils. Puis elle tape du pied : « Je veux goûter la soupe, Maman. Ce n’est pas juste! »
Ortenzia sourit. Voilà une belle entêtée, se dit elle. Mais elle acquiesce et tend la louche remplie du bouillon fumant.
La petite boit toute la louche et en redemande. « C’est bon! » dit-elle. Puis, en mettant les mains sur ses hanches, comme sa grand-mère Lucienza, « qu’est-ce qu’elles ont, mes sœurs à dormir ainsi? »
Ortenzia est fière de sa fille, son héritière, lorsqu’elle la voit prendre de nouveau de la soupe maléfique sans manifester un seul instant des signes de fatigue. « Ce sera la plus grande et la plus puissante des sorcières! » ne peut-elle s’empêcher de s’exclamer.
Elle extrait le grimoire ancien du précieux coffre qu’elle garde dans les voûtes de la maison. Elle lui expose les mots, les images, explique en long et en large et Zabel se nourrit de tout cela de ses yeux remplis de lumière.
Elle lui prodigue tout cela pendant plus de dix heures et sa fille héritière ne montre aucun signe de fatigue. Lorsque Zunther entre, au petit matin, saoul, il les trouve encore assises autour de la table riant comme des écolières. Il trouve cela déplorable. Il n’aime ni sa femme ni ses enfants. Ce sont des poids pour cet homme qui a jadis rêvé de grandes épopées où il aurait l’unique vedette.
« Qu’est-ce que c’est que cette mascarade, femme? Tu montres ces vieilleries à ta fille pubère? Tu devrais lui montrer comme servir un homme, tiens, plutôt que de lui remplir l’esprit de tes sornettes. Approche, fille. Embrasse ton père! »
La fillette obéit, voyant les yeux baissés de sa mère. Mais l’homme laisse ses mains grasses descendre sur le bas du dos et lorsqu’elles remontent vers sa poitrine, elle recule brusquement et lui jette un regard de haine.
Zunther crache et s’approche d’Ortenzia : « Ta fille n’est qu’une putain, comme toutes les autres. Montre-lui comment servir un homme ou je te tue! »
Ortenzia serre sa fille contre elle et lui dit : « Je n’en ferai justement pas une putain pour que tu boives ses gages, espèce d’ivrogne. Sors d’ici ou c’est moi qui te tuerai. »
Zabel porte un doigt sur la bouche de sa mère et se lève pour prendre la main de son père qui cesse illico de râler. Apparait alors une certaine peur sur son visage boursoufflé par la colère. La petite l’entraîne dans un coin. Elle chantonne quelque chose qu’Ortenzia ne peut saisir.
Cinq minutes plus tard, Zunther se lève et sort calmement.
Zabel revient près de sa mère et se love contre elle pour finalement s’endormir.
*
Peu de temps après, alors que la guerre commençait à peine à faire ses ravages, Zunther se posta volontairement devant le canon de ses troupes en pleurant et hurlant le nom de sa cadette. Il fut pulvérisé en mille et une petites parcelles de chair.
Quelques années plus tard, sur le terrain vague où avait eu lieu cette tragédie, agenouillée parmi des centaines de coquelicots, Zabel riait aux éclats. Elle tenait fermement la menotte froide de son fils, Handz, qui, du reste, ressemblait étrangement au défunt. De ce qui s’était vraiment passé ce soir-là, à la fête d’Ortenzia, seule la cadette en portait le poids.