Sur la terrasse, Bilou s’étire. Je la regarde et je me demande ce que je deviendrai après sa mort. Elle est vieille. Une chatte de l’âge d’or.
Elle me regarde du coin de l’œil et fait comme si je n’existais pas, m’ignore, comme à son habitude. Elle frôle son corps contre la patte en fer forgé de la table. Les bouquets de fleurs se sont fanés. L’automne est arrivé, même ici, dans les hauteurs de la ville. L’air est plus pur, signe des temps hivernaux qui se pointeront bientôt. Avant que le matin ne se sature des bruits de la vie quotidienne, quelques oiseaux virevoltent au-dessus du balcon.
Je prends une autre gorgée de café. Je dois y aller. Je fais un signe à Bilou mais elle s’est arrêtée et fixe un coin de la terrasse que je ne peux voir de mon point de vue. Je ne sais trop si c’est de la peur ou simplement un frisson, mais la voilà qui se laisse choir sur son ventre et sa queue fouette le vide. Elle se lèche les moustache. Un oiseau fatigué, peut-être? Une feuille morte qui ressemble à un mulot? Elle ne bouge plus. Je la sens maintenant tendue. Elle me regarde rapidement et se concentre à nouveau sur le coin.
J’enfile une veste. Je suis trop curieux, comme elle. Ici, dans les hauteurs, il n’a pas souvent d’événements dignes d’intérêt particulier. Le calme est de mise et rien d’autre, outre les sirènes ou les klaxons de la vie trépidante tout au bas de l’édifice.
J’ouvre doucement la porte-fenêtre et penche la tête pour mieux observer le coin droit, un peu en retrait. Je reste béat : un chat noir, presque bleu, est assis là, trônant comme un roi, entouré de feuilles mortes. Il garde son regard fixé sur Bilou qui râle un peu. Me voyant arriver entre eux deux, ma chatte se lève et fait quelques pas en ma direction et se rassied.
“Eh, bien, dis donc, monsieur le chat noir. Qu’est-ce qui t’amène par ici, mon vieux? D’où sors-tu comme ça?” dis-je en faisant un pas en sa direction.
Le chat en question ne cligne pas une seule fois. Il tourne doucement la tête vers moi mais pour le reste de son corps, on pourrait croire qu’il a été naturalisé.
Il ne répond pas, évidemment. Bilou, elle, crache un peu. Elle est de nature jalouse et cet intrus la dérange grandement. Par contre, vu son âge avancé et son peu d’expérience pour les interventions belliqueuses, je la sens retenue et je crois qu’elle se fie davantage à moi pour nous débarrasser de cet intrus.
Je marche encore quelques pas vers l’animal qui ne bouge toujours pas.
“Je suis désolé, vieux, mais la terrasse est déjà la propriété de de Miss Bilou et je ne crois qu’elle a des sentiments positifs à ton égard. Alors, tu vas être bien gentil et te laisser prendre. On va parler au concierge en bas, d’accord?”
Le félin inconnu ne s’en offusque pas mais j’hésite encore avant de le prendre dans mes bras. À première vue, il me semble très propre et pas du tout agressif. Je hausse les épaules et ignore les protestations de Bilou en me penchant contre le chat.
Une fois dans mes bras, il ronronne. Je suis stupéfait. Bilou, quant à elle, se réfugie sous la balançoire, probablement en jurant dans sa langue.
J’entre dans le condo, passe dans le corridor et appuie sur le bouton de l’ascenseur.
Une fois au rez-de-chaussée, Paul-Émile m’accueille avec son sourire habituel puis il voit le chat et son regard se transforme en terreur.
Il me regarde, les yeux écarquillés: “Monsieur Dubreuil, ce… cette bête… c’est le diable!”
Je souris puis j’éclate de rire.
“Voyons, Paul-É., vous n’allez pas me faire avaler que vous croyez ces balivernes. C’est seulement un chat noir.”
“Co… Comment vous pensez que ce chat noir s’est ramassé au 20e étage, M’sieur Dubreuil? On est vendredi 13, vous savez. Ch… Chaque année, ce damné chat apparaît chez un des locataires. Et je ne vous dirai pas ce qui leur est arrivé par la suite!”
Sur ce, il s’empare du chat et court vers la porte principale, l’ouvre et jette le chat sans d’autre convenance. La bête crie et retombe sur ses pattes pour s’enfuir la queue raide sur son dos.
Je voudrais bien en rire mais quelque chose me dit que je devrais peut-être prendre ce délire au sérieux.
Je songe à Bilou restée seule sur la terrasse et l’heure qui avance: je vais être en retard.
“Ne vous en faites pas, Paul-Émile. Il ne m’arrivera rien de mal. Ce ne sont que des superstitions. Allez, bonne journée!”
Je remonte au 20e. Bilou est de nouveau assise au milieu de la terrasse, le regard fixé vers le coin droit. Je ne veux pas ouvrir la porte-fenêtre car je sais très bien ce qui s’y retrouve.