Ce soir-là, je vous le jure, tout le monde était identique. La foule qui se poussait les coudes bursités au guichet, entre les portes ouvertes, dans le foyer décoré de photographies des toutes dernières mises en scène, tout ce beau monde n’était qu’une brochette de clones fraîchement démoulés. Je serrais la main froide d’Angélique; sa peau humide me rassurait, me ramenait à mes huit ans, avec ma mère et mes cinq sens tous éveillés… Aujourd’hui, je ne sens que les poussières de mon passé. Je goûte à peine du bout de la langue avant de grimacer. J’entends ce que je veux d’une ouïe négative d’avance. Je touche avec un peu de dédain parce que tout me mord. Heureusement, je regarde ma blonde, ses seins, son cul et ses beaux yeux, avec les miens, mes yeux qui sentent, goûtent, entendent, touchent, c’est suffisant pour ne pas voir autre chose.
Elle m’ignorait, mon Angélique. Peut-être qu’une pièce de Ducharme ou de Miller l’aurait excitée davantage, qui sait. Subir un jeune auteur méconnu avec une troupe expérimentale dans un théatre vétuste, ce n’était pas son ballon de soccer. Mais j’avais eu les billets gratuitement (une espèce de sondage sur les OGM par téléphone par un type un brin schizophrène). Une paire, c’est pour deux, non?
Il y avait un monde flou : une belle toile gris rosâtre de jambes épilées, d’airs écoeurés, d’haleines de sushis en pleine digestion, de cheveux ras et d’anneaux perçants la chair flasque et fripée de bébés boudeurs qui frisent la cinquantaine. Un âge dormant, une chorale silencieuse aux murmures pleins de jugements et d’ostracisme. Je regrettais déjà d’être là, souriant à la démesure de ma détresse. J’aurais aimé lui en parler, lui dire que je m’excusais, qu’on aurait mieux fait de louer “Légendes urbaines II” ou une cassette porno, mais les mots se sont empilés dans ma bouche, un plombage pesant sans inspiration, et je ne faisais que sourire, béat comme un abbé en caleçon surpris en train de s’auto-flageller. Elle me savait déçu, je le devinais à son air “je-te-l’avais-dit-mais-non-toi-tu-dis-oui-tu-penses-que-ça-va-être-écoeurant-tu-dis-on-y-va-dis-oui-dis-oui-puis-on-y-est-et-t’es-pas-capable-de-dire-je-me-suis-trompé-je-m’excuse-on-s’en-va”. C’est un air compliqué, sans bémol et pensé en trémolo, je le sais, mais elle me le fredonne souvent parce que je suis une cause désespérée, un adagio ramollo.
Si j’ai le malheur de répondre au téléphone à l’heure du souper, elle me fait des grimaces en me voyant écouter l’inconnu qui me turlupine le porte-monnaie : “Bonjour monsieur, vous allez bien ce soir?” Et je me mets à valser sur la piste glissante des offres alléchantes sur lesquelles tout le monde a bavé, avec, sur le plancher, une trace adhérante au bas de laquelle on me laisse un petit espace pour signer. Et sans obligation de ma part, on vient chez moi pour démontrer qu’un emprunt hypothécaire pourrait me procurer l’aspirateur du siècle qui a coûté cent millions à développer par le docteur MacKenzie ou Zuzu Chen Yen Lang. Et quoi! je vais cracher sur une offre d’un séjour de deux nuits au paradis juste pour ne pas avoir à subir un futur diplômé illettré en marketing forestier me vanter une gamme de couteaux avec lesquels je peux couper un pneu radial?
La pièce allait commencer. Angélique aurait pu le dire, là, à ma place, pour empêcher le malheur de perdurer, libérer l’élastique tendu qui nous collait aux cheveux. Mais elle a préféré faire la grande dame bien élevée et soulever un peu son coude pour que j’y glisse une main cireuse. Nous nous sommes glissés à la queue des discussions et des moi-je-moi des branleurs qui se dandinaient le potiron vers un siège bancal et une vue sur l’amère solitude d’un rideau silencieux. Car ce n’était que silence dans cette salle, un silence étouffant, plein de murmures critiques et malsains. Il faisait chaud et le programme servait de climatisation aux boucles d’oreilles d’apparat et aux mauves lèvres pincées qui suçaient une pâte non-testée sur des animaux. À mon tour, j’aurais pu me lever et dire que c’en était plus qu’assez. Elle m’aurait peut-être souri et on aurait valsé devant une poutine graisseuse sur la rue Saint-Laurent en faisant des fingers aux pilotes de Mercedes en quête de pipes chaudes sur leur Mister Freeze gorgé d’envies.
Le rideau monta au ciel, soulevé par un brise-glace tatoué aux armoiries de la Compagnie. Deux acteurs assis sur un banc regardaient fixement devant eux, derrière nous, de ces yeux qui n’ont rien du regard des vivants. Un gars, une fille, ordinaires, simples, sobres, plats. La fille croisa les jambes dans un synchronisme ridicule. Quelqu’un dans la salle riait et deux ou trois autres firent écho, probablement des parents ou des amis. On toussa derrière. Angélique gardait ses yeux rivés sur la scène, à la fois silencieuse et captivée. C’était surprenant parce qu’il n’y avait rien de dit, ni de fait et rien à dire de cette pièce tout à fait ordinaire, du moins jusqu’à ce que la fille ouvre la bouche. Ses lèvres formèrent un O duquel aucun son ne sortit, ni même un souffle. Puis, la bouche se referma dans un bruit qui ressemblait à un bouchon de plastique qu’on extirperait d’une bouteille de vin de comptoir. Deux rires. Je trouvais la farce lourde et la poussière commençait à me piquer le nez.
« Je te quitte.»
Trois mots. Sans exclamation. Laissés là, en suspension, au-dessus du vide. J’eus l’impression que c’était des mots que venait de prononcer Angélique. Je tournai la tête vers elle, pour la voir tendue, le menton pointant la scène pour défier le silence qui suivit. Un demi sourire lui donnait un air de Joconde constipée. Elle n’avait probablement rien dit. Je laissai mon cœur reprendre son tam-tam rassurant.
« Je ne t’aime plus. »
Combien de mots peuvent se permettre de tuer aussi froidement qu’une lame de couteau dans le cœur des hommes? Cette fois, j’étais certain, elle avait dit ces mots en même temps que l’actrice, c’était indéniable.
« Quoi ?» fis-je en tournant tout mon corps vers elle et d’un ton un peu trop brusque et bruyant. Un filet de salive fit des arabesques entre ma bouche et mon nez. Je flottais en plein burlesque.
On me chhhhhhta. Je repris ma question entre mes dents et dans un murmure enragé. Elle me regarda un bref instant et haussa les épaules, pour mieux reprendre l’observation de la pièce.
Le gars, l’acteur, ce devait être un débile avancé parce qu’il ne disait rien, cloué sur sa chaise, le regard probablement plongé dans des vapeurs de cocaïne, je suppose. Il regardait derrière nous, lui aussi, comme la fille. Peut-être me regardait-il, en fait. Je l’ignorais. Je me suis enfoncé dans la mousse moite du siège et entrepris de curer mes dents en espérant que tout cela n’était que le fruit de mon imagination galopante.
« Je t’ai trompé. » lança l’actrice d’une intonation zombiesque.
Angélique fermait la bouche sur le « pé » quand je me suis tourné vers elle. Il fallait me voir presque hurler « ah, ah! » des yeux, le doigt bandé vers son petit visage de sainte, près à la défigurer de mes désespoirs. Elle me toisa encore si brièvement, que mon cœur s’arrêta. J’étais mort, en décomposition. Les neurones en berne, je récitai ma propre oraison funèbre.
« Alors, je te quitte. » conclua le duo stéréophonique.
C’est curieux combien je pouvais facilement compatir avec les condamnés à la chaise électrique, les victimes de la guillotine, tous les exécutés de cette planète. Il ne me restait même plus une once d’âme pour damner mes persécutrices, les vouer aux feux éternels de l’enfer ou à des menstruations permanentes. Je ne pouvais rien dire. J’étais un exsangue muet dans un film parlant.
« Tu ne dis rien. »
Soudain, je compris et ressuscitai : Angélique connaissait le texte de la pièce. Elle savait les répliques, les mots, chacun des traîtres mots de ce monologue! Elle les disait pour me défier, pour m’agacer, me voir réagir. Je ne trouvais pas ça drôle mais, bon, je pouvais sagement me prêter à ce jeu de bouches. Ce n’était pourtant pas juste : il m’aurait fallu connaître le texte… et savoir le jouer.
Je regardai le moribond sur la scène et il ne semblait pas vouloir se sortir de son chemin de croix.
« C’est bien toi, ça… »
L’actrice décroisa ses jambes et ses bras et ce fut au tour de l’homme de faire ses croisements de membres, aussi coordonnés et prestes que ceux de sa nouille accusatrice. Peut-être allait-il enfin se défendre. Il y eut des rires épars pour dégeler la banquise sur laquelle nous étions assis. Nous étions tous des imbéciles qui s’étaient donnés rendez-vous pour jouir des malheurs de l’amour en pseudo-réalité. On était loin de Molière et de Shakespeare.
« …te taire. »
Angélique poursuivait son petit jeu. Je préférais l’ignorer, c’était ma façon de lui rendre la monnaie de sa pièce. Je voulais voir comment ce type allait réagir. Il ne cessait de me regarder, j’en suis sûr maintenant.
Puis il se leva, lentement, prit le temps de défroisser son pantalon et quitta la scène d’un pas régulier, artificiel. Pauvre idiot, pauvre cloche. Ton caca t’empêche de courir. Pauvre petit phoque… Un peu plus et on entendait la « Complainte du phoque en Alaska ». À vomir.
Je m’attendais à un chahut du diable mais personne ne huait, ni ne réagissait. L’actrice fixait de nouveau le vide, immobile, peut-être fière, peut-être désemparée, allez savoir avec les femmes. Je me préparais à me lever, c’était trop stupide, cette pièce. Je voulais l’opinion d’Angélique et la regardai enfin. Elle m’observait maintenant, intensément, avec ses pupilles qui dansaient comme des lucioles enfermées dans des pots de nourriture pour bébé.
« Qu’est-ce que tu attends? » me demanda-t-elle. Et là, je vous jure sur la tête de ma mère, toutes les visages de la salle, y compris celui de la gourde assassine bien cambrée sur la scène, se tournèrent vers nous, vers moi. La vacuité de mon cerveau tenait une place trop importante dans ce cirque. J’eus soudain un goût amer dans la bouche, celui du dégoût des bouches qui jeta un voile sombre sur mon avenir.
Tremblant, je me suis levé et je suis sorti.
Dehors, j’entendis le tonnerre d’applaudissements et des bravos. J’aurais peut-être pu pleurer…