Léonard a sorti ses pinceaux. Voilà près de trente ans qu’il a remisé ses tubes d’huile, ses toiles et ses idées de grands peintres. Avec un prénom comme celui-là, on lui prédestinait des chefs d’œuvre, des inventions vincidiennes, une carrière de renommée internationale. Mais le petit Léonard n’avait démontré que peu de talent lorsqu’on lui avait glissé des crayons de couleurs dans les mains.
Avec l’âge, il avait appris à calculer, à mesurer et avait commencé une carrière d’ingénieur sobre et sans éclat. Puis, las de la médiocrité où il s’était lui-même encastré, il avait suivi un cours de portrait à l’huile avec la célébrissime artiste Belinda Sortellini. Après deux sessions, le Léonard ordinaire devint un peintre tout en confiance qui esquissait des visages en quelques coups de crayon et s’employa, dès lors, à exécuter le portrait de la plus belle femme du monde, sorti tout droit de son imagination, et toujours selon ses critères de beauté personnels.
Célibataire endurci, il n’avait connu que des déceptions auprès des quelques femmes qui osèrent partager avec lui un café ou une promenade sur les rives du fleuve. Ce projet fou l’alimenta pendant un an. Puis, au terme de milles esquisses, il réalisa l’œuvre qui fut exposée à Montréal puis à Paris et New York. C’était encore la belle époque des peintures réalistes, à l ‘aube de la folie abstraite. Il connut donc un succès grandiose. Ce fut au cours d’un cocktail dînatoire qu’il rencontra Blanche Maîtrebois, une Normande deux ans son aînée, célibataire, une copie conforme de ce merveilleux portrait. Ils tombèrent amoureux et se marièrent en grandes pompes. Plusieurs clamèrent l’opportunisme du peintre qui n’avait somme toute que réalisé qu’une seule œuvre. Mais, les plus romantiques admirèrent la beauté de ce rêve fou qui se réalisait. On vit des artistes de toutes les provenances s’essayer à cet exercice mais d’aucun ne réalisa la splendeur du tableau de Léonard.
Or, un matin de septembre des années plus tard, Léonard trouva Blanche sans vie à ses côtés. Le cœur avait flanché là où l’amour n’avait pu y accoler l’éternité. On organisa de discrètes funérailles car Léonard n’avait peint qu’un seul tableau dans toute sa courte carrière. Peu de temps après, il sortit de son deuil avec l’idée d’un nouveau projet et il esquissa pendant plusieurs jours. Aucun de ses amis ne put voir sur quoi il travaillait avec tant d’acharnement. Ceux qui l’avaient connu avant Blanche comprenait ce nouvel engouement et le laissèrent en paix.
Léonard est donc dans son atelier, jetant ses feuilles froissées sur le plancher. Il grogne. Il lance ses fusains par-dessus son chevalet, jure, et se décourage à chaque fois. Puis, il se lève, tourne autour de son tabouret, fouille dans ses tubes pour trouver une couleur, brasse ses pinceaux. Le soleil commence à descendre entre les bâtisses sombres. Le jour s’attarde mais la nuit sera longue car il a trouvé ce qu’il allait poser sur la toile.
Au matin, le concierge passe le balai sur le palier du troisième, tout juste devant la porte du célèbre peintre-à-une-toile. Il voit un mince filet de sang qui perle sur le seuil. Son cœur ne fait qu’un bond. Il ouvre la porte et voit une énorme bête brune et poilue qui tient dans sa gueule ce qui semble être une jambe nue. Ses yeux jaunes lui donnent une allure de fauve en folie. Le concierge, avant de dévaler les escaliers en hurlant, a eu le temps de voir la large toile sur laquelle Léonard a posé ses derniers coups de pinceaux. Il y voit la réplique exacte du monstre qui vient dévorer le maître. Mais cette toile fera un autre type de manchettes dans les jours qui viendront.