Le petit matin, comme d’habitude, arrive trop vite. J’ai mal dormi. Toute la nuit, j’ai entendu du bruit, au sous-sol. Ma femme, comme à son habitude, ronflait jusque dans ses rêves. Les enfants aussi se vautraient dans les bras de Morphée et je les ai jalousés pendant deux heures, assis au salon à feuilleter un Sélection du Reader’s Digest. Tout était trop calme et je n’aimais pas ça.
Je me lève enfin, n’attendant pas que ma Mireille se réveille. Elle va me demander si j’ai bien dormi et je vais lui mentir pour ne pas l’inquiéter. Je saute sous la douche et frotte mes cheveux sous l’eau tiède. Je me savonne le corps d’une mousse douce et parfumée. Je me sens mieux. Toutes les images de noirceur s’étiolent pour faire place au jour nouveau et je ne m’en plaindrai pas.
Tout à coup il y a un claquement dans ma tête, comme si un élastique venait de céder. Je m’appuie sur les tuiles mouillées. Je n’ai pas de vertiges, mon coeur bat peut-être un peu plus vite mais je suis bien vivant. Je hausse les épaules: bizarre de corps humain!
Je sors de la douche, me sèche tout en chantant le dernier succès de Gregory Charles (“Never forget-teuh!”). J’entends des voix. Ma femme, les enfants… Puis j’arrête de chanter: une voix d’homme se fait entendre et ce n’est pas la radio. Ma femme parle avec un homme qui lui répond: oui, ma chérie!
J’ouvre la porte de la salle de bain et je me fais bousculer par mon petit dernier, Laurent qui a la bouche beurrée de beurre d’arachides.
“Laurent, fait attention à papa”, dis-je en me penchant sur lui. Mais l’enfant ne semble pas me voir ni m’entendre. Il baisse le bas de son pyjama et urine tout autour de la lunette en regardant le plafond. “Laurent, pour l’amour du ciel, fais attention, regarde où tu fais pipi!” Je crie mais il ne réagit pas.
La porte s’ouvre encore et je tombe à la renverse. Je me vois: je suis là, moi-même, tout habillé, la barbe de deux jours, la bouche ouverte:
“Laurent, pour l’amour du ciel, fais attention, regarde où tu fais pipi!” crie mon double.
Laurent regarde cette réplique de moi et s’excuse avec son regard plein de tristesse qui annonce des pleurs et des câlins.
“Maman. Papa est méchant!”
Mireille s’amène. Je suis là, nu, à deux pas d’elle et elle ne regarde que ma photocopie:
“Gilles, tu ne devrais pas le gronder comme ça. Il va recommencer à faire pipi au lit.” dit-elle en épongeant le dégât.
Je me pince. Ça me fait mal et il y a un sérieux problème. Je tente de leur parler mais c’est comme si je n’existe pas. Je fais quelques pas vers la chambre à coucher et je constate qu’il est une demi-heure plus tard que ce que je croyais. Je panique. Où est passée cette demi-heure? Est-ce que mon cerveau a sauté une coche dans le temps et je me suis projeté dans le passé sans être capable de me voir au présent. Je ne peux me faire à cette idée. Je peux toucher les êtres que j’aime, mais ils ne me sentent pas. Je peux leur parler mais ils ne m’entendent pas. Tout ce que je fais, à titre de double, je n’en ai aucun contrôle.
Je cours à la cuisine. Stéphanie mange son yogourt en feuilletant son magazine Cool. Martin joue avec ses céréales. Le journal est ouvert à la page de la bourse. Tout est normal sauf moi. J’ai envie de pleurer. Être condamné à vivre dans la prison de mon propre passé me tue.
Je vois un long couteau sur la table. Mon double passe devant moi, suivi de près par Mireille.
“Tu vas être en retard, mon chéri.” dit-elle en déposant un baiser sur ses lèvres. Il pose une main sur ses hanches et sourit. Salaud de moi-même!
“Quand est-ce que tu vas cesser d’être belle comme ça, le matin, hmm?” chuchote le Gilles du futur.
Je le hais déjà trop. J’empoigne le couteau et lui assène une douzaine de coups au ventre et dans le dos. J’entends des hurlements tandis qu’une soudaine chaleur brûlante m’enveloppe. Je ferme les yeux pendant un moment. Je me sens bien. Peut-être vais-je mourir moi aussi. Assez de cloneries…
Je suis allongé sur mon lit. Je respire avec difficulté. La nervosité sans doute. J’entends des voix. Plusieurs voix d’hommes. Celle de Mireille aussi. On déplace des meubles, la table de la cuisine. Je me lève et je m’approche de la porte entrouverte.
“Ne vous inquiétez pas. Vous avez bien fait. Cet homme aurait pu vous tuer. C’est de la légitime défense.”
Je marche vers la cuisine où je distingue quatre silhouettes dans la lumière intense du matin. Un homme est couché par terre. Je reconnais ma femme encadrée de deux policiers et un homme de dos qui est peut-être un troisième policier mais habillé en civil.
Je vois mieux le visage de l’homme étendu sur le sol. C’est le mien. Mon coeur ne fait qu’un tour. Puis, l’homme debout devant moi se retourne. Je hurle de terreur: c’est encore moi, encore vivant, encore un double!