Le jour où mon oncle Jean est décédé, j’étais en vacances avec ma petite famille dans la région de Niagara. Mon père m’a téléphoné au motel pour m’annoncer la triste nouvelle et d’ajouter: “Et ta tante Angélique a dit qu’il t’a laissé quelque chose…”
Marielle et moi avons décidé d’écourter nos vacances d’un jour et nous prîmes la route sous une pluie constante jusqu’à Montréal. L’atmosphère plutôt lugubre du retour m’amena à me remémorer les meilleurs moments de ma vie en compagnie de cet être étrange, secret et pourtant très volubile, surtout en matière de littérature. Je me rappelai des longues veillées du Jour de l’An ou des soirées d’été où il me décrivait avec force détails tous les livres qu’il avait lu, de la science-fiction au fantastique, du polar au pulp fiction, commentant la vie et l’oeuvre des écrivains américains ou britanniques qu’il admirait tant. Grâce à lui, je suis devenu à mon tour féru de ces genres et une grande partie des étagères de mon coin biblio est réservée à Asimov, Tolkien, Bradbury, Scott Card, Wells, Poe ainsi qu’à Christie, Block, Doyle, Leonard, et j’en passe. Quand j’eus atteint l’âge de choisir mes propres auteurs, je me permis de lui en faire découvrir à mon tour: Lewis, Ende, Süskind, Mankel, Connelly… Ce nouvel arrivage de nouveaux titres dans son champ d’expertise nous amenait à des discussions sans fin qui se terminaient vraiment aux petites heures du matin, au grand dam de mes copines que j’invitais à ces fêtes. Seule Marielle acceptait de s’asseoir sagement à nos côtés pour écouter nos débats. C’est un peu pour cette raison que je l’ai épousée.
Mais le temps a fait son oeuvre et l’annonce de la mort de cet être immense m’a profondément secoué.
Lors du long parcours de retour, je me suis souvenu d’une de nos conversations. Je devais avoir 15 ou 16 ans. Je rêvais alors de devenir écrivain pour qu’il me lise et me critique. Ce spécialiste en sécurité industrielle sirotait son verre de gin depuis deux heures et ne semblait pas vouloir se taire un instant pour que je lui pose une question. Mais, lorsque mon père annonça que le repas allait bientôt être servi, il plongea ses lèvres dans le verre et se tut. J’avais mon ouverture, et je lui dis:
“Dis moi, mon oncle, pourquoi n’écris-tu pas des histoires toi aussi?”
Il m’a regardé de son oeil embroussaillé de sourcils et il a souri:
“J’ai trop à faire de lire. Je ne vais pas me mettre à écrire. Et puis, je ne sais pas écrire. Pas de roman en tout cas.”
Il se leva et quitta la pièce sans dire un mot de plus. À ce jour, je ne sais si je l’ai insulté ou si j’ai ouvert une porte derrière laquelle se cachait un mystère. La réponse allait venir, bien entendu, avec sa mort.
De retour à Montréal, je m’empressai de contacter tante Angélique qui me remercia de l’avoir appelée.
“Tu sais, ton oncle Jean t’aimait beaucoup. Il a laissé quelque chose pour toi. Passe quand tu veux. Je te le remettrai. Et embrasse tes filles.”
Après les funérailles, je retrouvai la veuve et elle me serra dans ses bras. Je retrouvai l’odeur caractéristique de cette bonne femme rougeaude toujours joyeuse, une odeur de boules à mites qui me soulevait le coeur quand j’étais plus jeune. “Tu viendras cet après-midi… seul…” J’acquiescai, intrigué plus que jamais.
Elle m’accueillit avec une bonne humeur troublante. Elle me guida vers la salle à dîner où étaient empilées des boîtes de livres. “Si tu en veux, sers-toi. Moi, je n’ai jamais aimé lire. Je préférais mon tricot. Mais ton oncle…” Elle soupira. Elle époussetait le coin de la table et n’osait plus continuer. Elle ouvrit un tiroir du vaisselier et en extirpa une petite enveloppe qu’elle me remit aussitôt. “Ça, c’est de ton oncle, juste pour toi.” Je la remerciai mais elle s’éloigna en silence, me laissant seul avec ce petit carré de papier.
J’ouvris la lettre et y trouvai un mot, griffonné à la hâte, d’une écriture tremblante, faible et presqu’illisible. Il y avait aussi une clé.
Cher neveu,
Voici la clé de mon énigme. Elle ouvre le petit bureau près de la colonne grecque. Ce que tu y trouveras te révélera qui j’étais vraiment. Personne d’autre que moi y a pénétré avant toi. Pas même ma douce Angélique. Prends-en bien soin. O. Jean
Je marchai lentement vers la porte en question et insérai la clé dans la serrure qui cliqueta. La porte, bien huilée, s’ouvrit sur un espace sombre d’environ trois mètres sur quatre. Je refermai la porte derrière moi après avoir allumé la lampe sur le bureau. Tout autour de moi se dressait des colonnes de papier reliées par des broches, par paquet de peut-être 200 ou 250 pages. Il y avait là des milliers, voire des millions de feuillets griffonnés à la main ou dactylographiés. Toutes pages comportaient une date et relataient un jour, un matin, une soirée, une nuit, un épisode de la vie de mon oncle. Puis, après quelques phrases de ce réel bien à lui, je découvris des histoires, des fictions géniales qui me coupèrent les genoux. Je tombai sur le sol: cet homme avait passé toute sa vie à écrire et l’avait caché à la face du monde. J’en était désormais le seul héritier. Et je brûlais d’entrer dans son univers, de lire sa prose, enfermé ici dans ce petit monde fermé.