Je me rappelle très bien du jour où, confronté à ma douleur, à mes peurs et à la colère, je me suis retrouvé dans un cul-de-sac sombre et humide.
J’étais dans la ville depuis trois heures déjà et j’avais manqué mon rendez-vous pour un emploi. Déçu, j’ai rebroussé chemin et me dirigeai vers le métro quand tout à coup, je vis cet homme décharné qui marchait péniblement dans la direction opposée à la mienne. J’ai tout simplement arrêté de marché et j’ai pris le risque de le suivre. “Pourquoi pas?” me dis-je alors que j’essayais de garder une distance raisonnable entre lui et moi afin de ne pas attirer son attention. Les gens qui passaient nous ignoraient tout simplement. J’étais, tout comme cet être étrange, seul au monde, traversant une faille dans l’espace et le temps. Ne me demandez pas s’il faisait nuit ou jour, s’il faisait chaud ou froid, je l’ignore.
Or, au bout d’un moment, il arriva entre deux édifices et s’engagea dans l’étroit corridor de briques et de béton gris. Je me rappelle distinctement de l’odeur qui me fit tourner le coeur. Retenant de peine et de misère l’envie de vomir, car cette odeur d’urine et de pourriture s’amplifiait au fur et à mesure que je m’enfonçais dans l’ombre de cet étrange chemin. Nous marchâmes ainsi pendant plusieurs minutes. Les bruits de la ville s’estompèrent et bientôt il n’y eut plus d’autre lumière que celle qui cassait abruptement au-delà de cette route droite, une fine ligne qui m’apparaissait à des kilomètres de là. Je ne pouvais plus me douter qu’il était conscient de ma présence derrière lui et, qui plus est, qu’il était devenu mon guide à travers ce cauchemar. Il y eut un moment où je pensais que s’arrêterait là ma vie, qu’on m’assassinerait puis me dépouillerait de ce qui me restait de biens. Cela était un bien étrange destin après toutes ces tentatives de me reprendre en main et vivre enfin ma vie sans la douleur de vivre ancrée en moi, au fond de toute l’histoire de mon existence.
Marcher, ce n’est pas le vrai terme. J’étais en train de surfer sur une vague de matière inconnu, comme une masse constituée de vide qui pouvait à tout moment m’avaler sans que je puisse émettre un son. Ainsi, en une fraction de seconde, je n’existerais plus. Puis, sans je sache vraiment où j’en étais, je vis devant moi un mur de briques rouge vin. L’homme n’était plus là. Je touchai la matière froide et j’y promenai mes doigts, sentant la rugosité de chaque arête, la douceur de la mousse qui recouvrait certaines d’entre elles. Puis, un rapide regard à ma gauche comme à ma droite me rappelèrent que j’étais dans un étroit passage dans lequel je ne pouvais pas me retourner ni reculer. Les parois de ce piège se refermait sur moi. Je pris une profonde inspiration et une larme roula doucement sur ma joue. Même ma respiration s’étiolait. Si lumière il y avait, elle était dans ma tête et c’est donc vers elle que je me tournai, en fermant doucement les yeux. J’attendis la mort.
Puis, sans je sache ni comment ni pourquoi, une brise fraîche vint m’extirper de ma torpeur. Une fine pluie chaude me mouilla le visage. J’essayai d’ouvrir les paupières mais ce fut vain. Quelque chose de plus grand que moi me tenait emprisonné, m’empêchait même de penser. C’est la tête vide que je me sentis aspiré, brassé, malaxé, remodelé. Puis, expulsé.
Lorsque j’ouvris enfin mes yeux, je me suis retrouvé assis sur la pelouse, devant l’église St-., où mille et un passants passaient, pensifs. Je mis mes mains sur les brins d’herbe frais, caressait doucement l’humidité tout en humant la nature dans cet îlot anonyme. Je ne fus pas surpris de trouver l’homme assis à côté de moi, souriant. Il tenait une livre dans sa main. Il me le tendit. Sur la couverture je vis mon nom. Ma photo était en quatrième couverture. C’était bien moi, mais un peu plus âgé. Je vis la note en italique au bas du résumé : cinquante mille copies vendues. Je souris. Je regardai l’homme et en me reconnaissant, je sentis toute la peur s’effacer. Ma colère, ma douleur et ma peine devinrent un souvenir imprimé en gris sur un page détaché qui voletait là-bas dans un coin. Je voulus serrer cet autre moi-même contre moi mais il ne restait plus rien, ni de lui ni du livre. Je retournai chez moi, porté par une simple particule.
Elle est depuis tout près de moi, en moi, en vous.