Les vagues poussent doucement l’écume fraîche sur le sable compressé par l’eau salée. La plage est déserte. Il n’y a que quelques goélands qui tournent autour d’une carcasse de crabe dont ils ont fait festin depuis le matin. Bien que la matinée soit bien avancée, les touristes tardent à rejoindre ce coin du monde où tout semble s’être arrêté.
Une brise tiède balaie les grandes herbes dorées derrière la clôture blanche. Les toits des maisons dépassent derrière l’assemblage sculptural des pierres anciennes. Derrière les rideaux fermés, on chuchote. Mais le bruit des vagues chasse le moindre murmure et le temps grignote les secondes comme les heures.
Mance apparaît bientôt. La vieille femme flétrie avance avec peine sur le sable brûlant. Elle tient dans ses mains les sandales qu’elle portait ce jour-là, il y a quarante ans. Elle ne les porte plus car il lui font mal aux orteils et au coeur. Les porter, c’est revivre le matin du 18 mai 1927 où elle trouva son mari mort, la moitié du corps dans les vagues, des dizaines de petites bestioles accrochées à son corps nu.
La dame sait à quel point sa douleur a touché le village. Les pêcheurs venaient la réconforter, souvent de paroles et quelques fois de baisers. Mais rien ne pouvait effacer l’horrible vision de ce corps inerte. Et la terrible angoisse d’un autre corps qui n’est jamais revenu de la mer, celui de sa sœur, Noëlla.
Elle revient donc chaque matin, visiter le lieu de cette scène qui, de nuit, revêtait autant de charme que d’horreur. Émile dans les bras de Noëlla. Mance près d’eux qui les observait. Mance qui s’approcha des corps enlacés. La hache qui tomba sur le cou tendu d’Émile sur le point de jouir en Noëlla. Et les yeux répulsés de sa soeur qui aura voulu crier mais qui perdit connaissance. Noëlla mit les deux corps dans une barque, y embarqua et navigua au large de la côte. Là, toujours sous la pâle lumière de la lune, elle brisa le fond de la barque et se laissa couler doucement avec eux. Au matin, elle se réveilla sur la plage, endolorie mais trop vivante à son goût. Elle se glissa entre les cabane de pêcheurs et regagna sa petite maison sans que personne ne la vit. On trouva le corps d’Émile en fin de journée, à peu près au même endroit où elle avait échoué, comme s’il l’avait suivi. Et de Noëlla, aucune autre nouvelle.
Elle porte encore le deuil de la disparition de ses proches. Et tous, incluant le curé, se doutent de ses crimes. Mais, on ne pouvait rien prouver et chaque matin, de toute façon, elle attend sa sœur sur la plage et ce depuis quarante ans. Et depuis quarante ans, chaque matin, il se trouve un bon samaritain pour la sortir de l’eau, elle qui veut s’y noyer encore et encore.